Je me souviens

Je me souviens des premiers mots, des premiers nous et des mains qui s’unissent

Je me souviens des moments clés qui n’ouvriront des portes que longtemps après

Je me souviens de nos envolées imaginaires et de ces mondes rêvés 

Je me souviens de la naissance du cœur, des pas avant la marche puis des premières courses que l’on croit sans fin 

Je me souviens des allégeances dictées par ces aventures partagées

Je me souviens du lien tissé aux compagnons de l’odyssée d’un été marquant 

Je me souviens des bras qui portent la vie, des histoires qui donnent la nuit et des baisers qui crée refuge

Je me souviens des peurs inavouées et du réconfort d’une main abritant la sagesse 

Je me souviens des blessures fragiles et de leurs disparitions enchantées 

Je me souviens des promesses du crépuscule, des oublis à l’aube et du jour nouveau

Je me souviens des choix qu’on ne faisait pas et des interdits à braver

Je me souviens des gestes incertains et de la délicatesse des premières rencontres 

Je me souviens des fondations inconscientes de sensibilités futurs 

Je me souviens de manquer de comprendre et du chemin dessiner par nos intuitions 

Je me souviens du temps où ne pas savoir ne nécessitait pas d’apprentissage

Je me souviens des rires et de l’hymne à l’insouciance

Je me souviens des éclats de joie et de l’espoir que ces choses ne finissent pas

Je me souviens de l’adieu et du sourire qui persistent dans nos cœurs. 

Antoine T.

Introduction à la Pandémie de 2029

Extrait du « Manuel d’histoire de la communauté des cantons romands », Cabedita, 2045 (classes de 5ème année)

Chapitre 9 : Introduction à la Pandémie de 2029 et à la Révolution de 2030

La première pandémie ? Celle de 2020 ? C’était pratiquement le bon vieux temps. Le folklore… quelques masques pour faire semblant, un peu de gel désinfectant pour se donner bonne conscience, des « distances de sécurité » que l’on considérerait aujourd’hui comme franchement risibles… Le Conseil Fédéral de la Suisse pouvait apparaître « in corpore » à la télévision, sans masque, le sourire aux lèvres, annoncer des mesures de confinement, puis d’allègement. Des malades et des morts ? Certes, il y a en eut, quelques centaines ou quelques milliers, on ne le sait plus, les registres hospitaliers ayant disparu durant la révolution de 2030, mais ce n’était rien par rapport à la grande pandémie de 2029. Les autorités scientifiques auraient dû se méfier et écouter les spécialistes chinois. Certains historiens parlaient bien de la grippe espagnole et de ses cent millions de morts. Des virologues évoquaient avec sérieux Ebola ou les grandes pestes pour préparer la population au pire. Mais personne n’y croyait et les habitants de notre région ne rêvait que d’un retour à la normale, c’est-à-dire à la situation pré-2020.

Aujourd’hui, nous avons peine à y croire, mais pendant la première pandémie, il n’y avait pas de problème d’alimentation, ni d’approvisionnement d’électricité, ni de mobilité. Quelques mouvements de panique avaient bien été signalés, et de rares pénuries (papier WC, aspirine, gel) s’étaient développées ponctuellement. On ne peut donc pas parler pour 2020 de réelle situation de crise, mais d’annonce douce de ce qui aurait lieu plus tard. On se souvient à peine des pandémies légères et bien maîtrisées des années 2021-2028. Le chômage était limité à 8%, et la population se prenait à rêver à un nouvel âge d’or. 

Bien entendu, ces rêves disparurent avec La Pandémie, la vraie, celle de 2029. On estime à environ 3,5 milliards les décès de cette année. La domination chinoise sur la planète et l’éclatement des Etats-Unis et 8 Etats indépendants sont des faits connus (cf. Chapitre 8), comme la guerre civile indienne et l’isolement presque complet décrété par les autorités africaines. Vos parents et grands-parents ont vécu tout cela avec la révolution de 2030 et le nécessaire abolissement de la démocratie ainsi que l’avènement bienvenu du protectorat chinois. Depuis, grâce à des mesures énergiques et au renouveau moral imposé par le Parti, la situation s’est redressée.

Exercice 1 : faites une liste de tous les avantages du protectorat chinois sur notre pays et discutez ce sujet en groupe de 3 élèves.

Exercice 2 : énumérez les précautions d’hygiène indispensable pour éviter une nouvelle pandémie.

Luc B.

Nous avons fait de nos intérieurs des ilots d’aventures

Nous avons fait de nos intérieurs des ilots d’aventures. Privés des océans, nous avons jeté l’encre sur nos plages. L’horizon ne nous a pas été enlevé mais c’est depuis nos fenêtres que nous l’explorons. Nos outils de navigations sont restés aux tiroirs et les cartes ont changé. La grande voile n’abrite plus le vent de liberté. C’est un jour connu que nos bras hissent au matin.

Il nous reste les nœuds de nos existences dont on ne sait quoi faire. Nos navires sont à quais mais il reste bien des voyages à entreprendre. Le mistral souffle encore sous la porte, il nous murmure d’ouvrir ces bouteilles jetées à la mer. Des mots qui ont quitté navire trop tôt, des amours ardents, des appels des poètes solitaires, des déclarations avortées et de tous les autres maux… Partir à l’abordage de nos inspirations et s’amariner dans ces eaux inconnues. Trouver des radeaux de fortune pour nous emporter loin des plages encombrées. 

Nous avons bâti des phares mais le temps est à la dérive. 

La liberté du marin est à portée de main, il suffit de fermer les yeux et d’accueillir l’écume de nos désirs. Lâcher la barre, entreprendre des manœuvres près des côtes ou dans le creux des vagues de leurs courbes. Naviguer au gré des souffles et des sens de nos courants intimes. Se réjouir de ces traversées sans assistance et des changements de caps incertains. Hissons ensemble un pavillon de courtoisie afin se perdre dans ces eaux de plaisirs partagés. 

Antoine T.

Journal #1

Lundi 13 avril

Faire l’amour dans la lumière de l’après-midi, avant de se lancer dans trois jours d’écriture: c’est le bonheur.

Mardi 14 avril

Sans téléphone pour me distraire, je couvre mon carnet d’une écriture de plus en plus illisible. Je compte les pages pour me donner de la motivation.

Mercredi 15 avril

Midi avec papa. Depuis le balcon de son bureau, nous estimons l’avancée du temps au nombre de corbillards qui s’arrêtent au feu, en contrebas. Nous discutons pendant quatre corbillards.

Jeudi 16 avril

30 citrons verts: c’est ce qu’indique la recette de ceviche pour quatre personnes. Ça me paraît un peu exagéré. Je n’en utilise que trois.

Vendredi 17 avril

Les rayons sont presque vides à Uchitomi. L’étalage de poissons de la Coop, au contraire, m’impressionne.

En quête d’os de porc pour un bouillon, nous faisons plusieurs arrêts avant de soupirer de soulagement devant l’énorme jambon que tient le boucher de l’avenue d’Echallens.

Samedi 18 avril

La présence de Mathieu améliore le film Tampopo que nous regardons ensemble. Je le lui dis.

Dimanche 19 avril

Les poissons frits disposés en étoile trempent leurs têtes dans un plat orange et noir de carottes au vinaigre.

Louise B.

« Devenez un soleil… »

« Devenez un soleil et tout le monde vous apercevra. Le soleil n’a qu’à exister, à être lui-même »1.

Ces paroles, prononcées il y a quelques minutes par Porphyre, l’inspecteur de police, continuaient de résonner dans sa tête. « Le soleil est, mais le soleil brûle aussi …» Rachel ne voyait pas où il voulait en venir,ce qui la décontenançait. Bien sûr qu’il lui demandait d’être sans paraître, d’assumer au grand jour, soit d’avouer le crime, chose qu’elle n’avait jamais envisagée ; mais, elle se persuadait qu’il y avait là un sens profond qui lui échappait. « Après tout s’il me demande d’avouer cela prouve qu’il n’a rien pour m’arrêter, il n’est guidé que par ses intuitions. » Quoi qu’elle se disait, il était clair qu’elles annonçaient une fin de partie mal engagée. Son visage qui avait perdu toute sa gaieté s’empourprait. Rachel se mit alors à rechercher dans sa mémoire le moment où elle aurait commis une erreur qui poussa Porphyre dans sa direction. Ses idées restaient confuses, car elle pensait à plusieurs choses à la fois. Elle commença à paniquer. Pourtant, plus que jamais, il fallait garder tous ses esprits; un geste, une parole lâchée sans préméditation la confondrait davantage. Les battements de son cœur s’accéléraient et le monde autour d’elle s’écroulait.

Assise dans son clic-clac, elle s’y replia sous un plaid malgré la chaleur estivale. Elle se mit à tourner dans tous les sens en quête d’une position confortable. Elle ne la trouva pas et l’étouffement la fit sortir du canapé. Elle se leva pour faire les cent pas dans ses 18 mètres carrés. Elle avançait comme une femme pressée, attendue à quelque bureau, une fois au bout, elle faisait demi-tour comme un animal pris au piège dans une cage. Son corps suait à flots et ses vêtements noircissaient. Que lui restait-il à faire ? Tout dire à sa mère et à son frère ? « Voilà que je deviens lâche, pensa-t-elle, incapable de porter seule mon fardeau, je voudrais faire souffrir ma famille. » Elle songea aussitôt à Charles. Il la comprendrait sans doute et l’aiderait à trouver une porte de sortie. Pas plus tard qu’hier, il disait être prêt à tout abandonner pour elle. Si Rachel voulait partir, il la suivrait. « Ah… partir où et comment ? » Elle n’avait pas le courage de tout quitter, abandonner ces hommes et femmes qui lui étaient chers. Et d’ailleurs où serait-elle à l’abri ? L’anniversaire de P… lui vint à l’esprit. « Je ne pourrai pas y aller, se dit-elle avec colère. Pourquoi diable me suis-je engagée là dedans  ? » En effet, elle avait promis d’apporter le gâteau d’anniversaire. Il lui restait encore cinq heures pour prendre une décision. À mesure qu’elle essayait de réfléchir à la suite des événements, son corps s’épuisait, elle se jeta sur le clic-clac et s’endormit. 

Héritier S.

1 Fiodor Dostoïevski, Crime et châtiment, VI, 2

Tronc – leçon de séduction #2

Avec une extrême tendresse (on dit bienveillance de nos jours) le voisin de mon beau-père le transforme en tronc.

Deux semaines après ses quatre-vingt-dix ans, R comprend immédiatement comment valoriser un tronc de vieillard (on dit grand vieillard de nos jours).

Ainsi son voisin le rase, lui coupe les cheveux, les poils dans le nez et dans les oreilles.

Dans les années vingt, les parents de R étaient danseurs mondains. Ils ont été champions du monde de danse de salon.

R est aussi un grand danseur. Avec une élégance rare, il a dansé jusqu’à quatre-vingt-cinq ans. Beaucoup de femmes sont tombées amoureuses de lui, par exemple au Macumba, près de Genève.

La beauté est la boussole de R Pour d’autres ce sont l’argent, la réussite sociale, les talents artistiques.

Pour R c’est la beauté. 

Chaque rencontre est référencée par rapport à un code esthétique (c’est vraiment un drôle de beau garçons, elle a le même sourire qu’Ava Gardner, leur fille aurait été belle si elle n’était pas si petite/grande…).

Depuis, qu’il est devenu tronc, son voisin le rase chaque jour. Le matin et le soir, il retrouve R dans son appartement, aère la chambre et la cuisine, fait un peu de ménage, prend l’apéritif.

R lui raconte ses souvenirs, les acteurs qu’il aurait pu croiser, les concours de natation qu’il aurait pu gagner et combien les femmes étaient élégantes aux champs de course à Alger.

Le voisin de R ne voit plus son père depuis vingt ans. 

Il était ouvrier à Besançon. 

Ils se sont fâchés. Il n’a jamais pu nous dire pourquoi.

Ils se sont si peu parlé.

Carine B.

Tronc – leçon de séduction #1

Aujourd’hui elle a rendez-vous.

Non, pardon ce n’est pas un rendez-vous, c’est une séance de travail.

Comment habiller ce fameux tronc ?

pas de décolleté – à son âge on verrait les plissures entre les seins.

Elle choisit cet adorable petit pull noir, ras du cou et elle l’ajuste d’un collier de perles dorées que sa fille lui a rapporté de Marseille.

Le regard se fixera sur le collier qui illuminera sa peau, qui…

Parfait. Tout sera dans les regards

Dans son sourire – qu’elle n’a jamais aimé.

Du rouge et du noir. Le rouge et le noir.

Il est si beau, elle le retrouve, mais encore plus séduisant dans son t-shirt que dans ce costume professionnel qu’il portait quand il n’était pas encore un tronc.

Il s’approche tout près de l’écran. Privilège de l’âge. Ce tronc viril ne doute pas de ses rides, de ses tâches sur la peau, de ce qui s’affaisse.

Elle, elle retient son tronc le plus loin possible de l’écran, passe la main dans ses cheveux, glisse son stylo doré entre les lèvres.

Tout n’est pas dans le tronc, se rassure-t-elle.

Et elle l’époustoufle à nouveau avec ce conseil stratégique, cet atout politique caché qui le fera gagner.

Il lui sourit. Ils se retrouvent. C’est une séance strictement professionnelle. Un rendez-vous. 

Carine B.

Choses qu’on veut faire après le confinement

Un grand repas dans le jardin familial

Serrer ses proches dans ses bras

Une grillade avec les amis

Aller ensemble quelque part (ailleurs)

La tournée des terrasses 

Reprendre la grimpe

Un voyage en train

Baignade et bronzette sur la pelouse de Cully ou de Paudex

Choses qu’on ne veut plus faire après le confinement

Porter à nouveau un soutien-gorge

S’arrêter avec consternation devant les rayons de PQ vides

Subir les regards méfiants des passants

Choses qu’on veut garder du confinement

Prendre soin de ses plantes

Les poèmes qu’on a appris par coeur

Appeler plus souvent ses grands-mères

Ecrire régulièrement

Essayer des recettes qu’on croyait hors de notre portée

Prendre le temps

L’envie de faire des projets et de les réaliser

Soutenir les commerçants locaux

Le souvenir de cette expérience

Louise B.

Nous avons acheté des provisions

Nous avons acheté des provisions et nous sommes rentrés chez nous. Nous avons fermé la porte. Nous nous sommes lavé les mains, plusieurs fois. Nous avons regardé nos écrans avec anxiété. Nous avons fait de la gym sur nos petits tapis. Nous avons passé beaucoup de temps à organiser, adapter et rassurer. Nous avons téléchargé Zoom, Skype et Discord. Nous avons lu L’Univers à portée de main et Ilska et d’autres encore. Nous avons écrit. Nous avons regardé Tiger King et des tas de statistiques. Nous avons eu du mal à dormir. Nous sommes allés marcher pour nous fatiguer. Nous avons cuisiné, nous avons fait notre propre pain et de la compote quand la saison de la rhubarbe est arrivée. Nous avons écrit beaucoup de mails et nous avons vu nos collègues, nos élèves et nos amis dans de petits rectangles virtuels. Nous avons hésiter à acheter, fabriquer et porter un masque. Nous avons trié nos objets et nos habits. Nous avons fait des listes et calculé notre budget. Nous avons changé nos habitudes. Nous avons gardé nos habitudes. Nous nous sommes habitués à nos habitudes. Nous nous sommes vus, à deux mètres de distance. Nous avons bu du champagne dans un parc pour fêter les 25 ans de notre frère et dans une cour pour l’anniversaire de notre grand-mère. Nous avons relevé notre voisine qui était tombée dans l’ascenseur. Nous avons espéré ne pas lui avoir transmis le virus. Nous avons distribué des légumes et des biscuits à notre entourage, aussi des livres parfois. Nous avons déposé des petits cadeaux dans les boîtes à lait. Nous avons commandé du vin. Nous avons bu du vin. Nous nous sommes connectés à des sites sur lesquels nous n’étions jamais allés. Nous avons vu des spectacles depuis notre salon. Nous avons parlé, parlé, parlé dans nos téléphones et à nos ordinateurs. Nous nous sommes tus et nous avons écouté le silence.

Louise B.

L’heure de sortie

C’est l’heure de sortie pour le petit garçon du 3ème.

Il a quatre ans et tous les après-midis entre 15h et 16h il joue dans la cour.

Sa grand-mère le surveille : elle profite pour faire quelques exercices avec les bras, histoire de garder la forme.

Elle mime la gestuelle convenue des policiers : stop, avance, c’est vert…

Tout est ennui.

Le casque du gamin sur son tricycle en bois est absurde de sécurité.

A ce moment le soleil joue avec la barrière qui longe la cour.

Et l’ombre projetée devient un rail sous les roues de l’enfant.

Il crie : grand-maman fais attention au train…

Grace L.