Tronc – leçon de séduction #2

Avec une extrême tendresse (on dit bienveillance de nos jours) le voisin de mon beau-père le transforme en tronc.

Deux semaines après ses quatre-vingt-dix ans, R comprend immédiatement comment valoriser un tronc de vieillard (on dit grand vieillard de nos jours).

Ainsi son voisin le rase, lui coupe les cheveux, les poils dans le nez et dans les oreilles.

Dans les années vingt, les parents de R étaient danseurs mondains. Ils ont été champions du monde de danse de salon.

R est aussi un grand danseur. Avec une élégance rare, il a dansé jusqu’à quatre-vingt-cinq ans. Beaucoup de femmes sont tombées amoureuses de lui, par exemple au Macumba, près de Genève.

La beauté est la boussole de R Pour d’autres ce sont l’argent, la réussite sociale, les talents artistiques.

Pour R c’est la beauté. 

Chaque rencontre est référencée par rapport à un code esthétique (c’est vraiment un drôle de beau garçons, elle a le même sourire qu’Ava Gardner, leur fille aurait été belle si elle n’était pas si petite/grande…).

Depuis, qu’il est devenu tronc, son voisin le rase chaque jour. Le matin et le soir, il retrouve R dans son appartement, aère la chambre et la cuisine, fait un peu de ménage, prend l’apéritif.

R lui raconte ses souvenirs, les acteurs qu’il aurait pu croiser, les concours de natation qu’il aurait pu gagner et combien les femmes étaient élégantes aux champs de course à Alger.

Le voisin de R ne voit plus son père depuis vingt ans. 

Il était ouvrier à Besançon. 

Ils se sont fâchés. Il n’a jamais pu nous dire pourquoi.

Ils se sont si peu parlé.

Carine B.

Tronc – leçon de séduction #1

Aujourd’hui elle a rendez-vous.

Non, pardon ce n’est pas un rendez-vous, c’est une séance de travail.

Comment habiller ce fameux tronc ?

pas de décolleté – à son âge on verrait les plissures entre les seins.

Elle choisit cet adorable petit pull noir, ras du cou et elle l’ajuste d’un collier de perles dorées que sa fille lui a rapporté de Marseille.

Le regard se fixera sur le collier qui illuminera sa peau, qui…

Parfait. Tout sera dans les regards

Dans son sourire – qu’elle n’a jamais aimé.

Du rouge et du noir. Le rouge et le noir.

Il est si beau, elle le retrouve, mais encore plus séduisant dans son t-shirt que dans ce costume professionnel qu’il portait quand il n’était pas encore un tronc.

Il s’approche tout près de l’écran. Privilège de l’âge. Ce tronc viril ne doute pas de ses rides, de ses tâches sur la peau, de ce qui s’affaisse.

Elle, elle retient son tronc le plus loin possible de l’écran, passe la main dans ses cheveux, glisse son stylo doré entre les lèvres.

Tout n’est pas dans le tronc, se rassure-t-elle.

Et elle l’époustoufle à nouveau avec ce conseil stratégique, cet atout politique caché qui le fera gagner.

Il lui sourit. Ils se retrouvent. C’est une séance strictement professionnelle. Un rendez-vous. 

Carine B.

L’heure de la femme tronc

L’heure du réveil

La femme tronc se lève plus tard que d’habitude. Pas de souci – elle a le temps car il suffit de laver, maquiller et d’habiller le tronc.

Dix pas et la femme tronc rejoint son écran pour

l’heure professionnelle

La femme tronc a de la peine à intégrer son image avec celles de ses collègues et clients.

Trop de rides, les lunettes qui écrasent les oreilles, elle ne peut s’empêcher de grimacer.

Comment Narcisse a-t-il pu garder son sérieux ? Ça suffit, elle refuse de zoomer plus longtemps pour

l’heure de la marche

La femme tronc récupère ses jambes et part arpenter la ville pour assurer ses 10’000 pas par jour.

Faut bien garder un tronc alerte.

La femme tronc – avec ses jambes – croise d’autres hommes et femmes tronc – avec leurs jambes mais qui détournent aussitôt leur tronc.

Surtout ne pas se regarder. La honte, la peur, la rage. Il n’est d’autre consolation que

l’heure de l’apéro

Surtout pas virtuel. La femme tronc en a marre de tous ces troncs. Elle le prend sur son balcon – au soleil. Magnifique heure.

l’heure du coucher

La femme tronc se couche bien plutôt que d’habitude.

Carine B.