Avec une extrême tendresse (on dit bienveillance de nos jours) le voisin de mon beau-père le transforme en tronc.
Deux semaines après ses quatre-vingt-dix ans, R comprend immédiatement comment valoriser un tronc de vieillard (on dit grand vieillard de nos jours).
Ainsi son voisin le rase, lui coupe les cheveux, les poils dans le nez et dans les oreilles.
Dans les années vingt, les parents de R étaient danseurs mondains. Ils ont été champions du monde de danse de salon.
R est aussi un grand danseur. Avec une élégance rare, il a dansé jusqu’à quatre-vingt-cinq ans. Beaucoup de femmes sont tombées amoureuses de lui, par exemple au Macumba, près de Genève.
La beauté est la boussole de R Pour d’autres ce sont l’argent, la réussite sociale, les talents artistiques.
Pour R c’est la beauté.
Chaque rencontre est référencée par rapport à un code esthétique (c’est vraiment un drôle de beau garçons, elle a le même sourire qu’Ava Gardner, leur fille aurait été belle si elle n’était pas si petite/grande…).
Depuis, qu’il est devenu tronc, son voisin le rase chaque jour. Le matin et le soir, il retrouve R dans son appartement, aère la chambre et la cuisine, fait un peu de ménage, prend l’apéritif.
R lui raconte ses souvenirs, les acteurs qu’il aurait pu croiser, les concours de natation qu’il aurait pu gagner et combien les femmes étaient élégantes aux champs de course à Alger.
Le voisin de R ne voit plus son père depuis vingt ans.
Il était ouvrier à Besançon.
Ils se sont fâchés. Il n’a jamais pu nous dire pourquoi.
Ils se sont si peu parlé.
Carine B.