« Devenez un soleil… »

« Devenez un soleil et tout le monde vous apercevra. Le soleil n’a qu’à exister, à être lui-même »1.

Ces paroles, prononcées il y a quelques minutes par Porphyre, l’inspecteur de police, continuaient de résonner dans sa tête. « Le soleil est, mais le soleil brûle aussi …» Rachel ne voyait pas où il voulait en venir,ce qui la décontenançait. Bien sûr qu’il lui demandait d’être sans paraître, d’assumer au grand jour, soit d’avouer le crime, chose qu’elle n’avait jamais envisagée ; mais, elle se persuadait qu’il y avait là un sens profond qui lui échappait. « Après tout s’il me demande d’avouer cela prouve qu’il n’a rien pour m’arrêter, il n’est guidé que par ses intuitions. » Quoi qu’elle se disait, il était clair qu’elles annonçaient une fin de partie mal engagée. Son visage qui avait perdu toute sa gaieté s’empourprait. Rachel se mit alors à rechercher dans sa mémoire le moment où elle aurait commis une erreur qui poussa Porphyre dans sa direction. Ses idées restaient confuses, car elle pensait à plusieurs choses à la fois. Elle commença à paniquer. Pourtant, plus que jamais, il fallait garder tous ses esprits; un geste, une parole lâchée sans préméditation la confondrait davantage. Les battements de son cœur s’accéléraient et le monde autour d’elle s’écroulait.

Assise dans son clic-clac, elle s’y replia sous un plaid malgré la chaleur estivale. Elle se mit à tourner dans tous les sens en quête d’une position confortable. Elle ne la trouva pas et l’étouffement la fit sortir du canapé. Elle se leva pour faire les cent pas dans ses 18 mètres carrés. Elle avançait comme une femme pressée, attendue à quelque bureau, une fois au bout, elle faisait demi-tour comme un animal pris au piège dans une cage. Son corps suait à flots et ses vêtements noircissaient. Que lui restait-il à faire ? Tout dire à sa mère et à son frère ? « Voilà que je deviens lâche, pensa-t-elle, incapable de porter seule mon fardeau, je voudrais faire souffrir ma famille. » Elle songea aussitôt à Charles. Il la comprendrait sans doute et l’aiderait à trouver une porte de sortie. Pas plus tard qu’hier, il disait être prêt à tout abandonner pour elle. Si Rachel voulait partir, il la suivrait. « Ah… partir où et comment ? » Elle n’avait pas le courage de tout quitter, abandonner ces hommes et femmes qui lui étaient chers. Et d’ailleurs où serait-elle à l’abri ? L’anniversaire de P… lui vint à l’esprit. « Je ne pourrai pas y aller, se dit-elle avec colère. Pourquoi diable me suis-je engagée là dedans  ? » En effet, elle avait promis d’apporter le gâteau d’anniversaire. Il lui restait encore cinq heures pour prendre une décision. À mesure qu’elle essayait de réfléchir à la suite des événements, son corps s’épuisait, elle se jeta sur le clic-clac et s’endormit. 

Héritier S.

1 Fiodor Dostoïevski, Crime et châtiment, VI, 2

Tronc – leçon de séduction #2

Avec une extrême tendresse (on dit bienveillance de nos jours) le voisin de mon beau-père le transforme en tronc.

Deux semaines après ses quatre-vingt-dix ans, R comprend immédiatement comment valoriser un tronc de vieillard (on dit grand vieillard de nos jours).

Ainsi son voisin le rase, lui coupe les cheveux, les poils dans le nez et dans les oreilles.

Dans les années vingt, les parents de R étaient danseurs mondains. Ils ont été champions du monde de danse de salon.

R est aussi un grand danseur. Avec une élégance rare, il a dansé jusqu’à quatre-vingt-cinq ans. Beaucoup de femmes sont tombées amoureuses de lui, par exemple au Macumba, près de Genève.

La beauté est la boussole de R Pour d’autres ce sont l’argent, la réussite sociale, les talents artistiques.

Pour R c’est la beauté. 

Chaque rencontre est référencée par rapport à un code esthétique (c’est vraiment un drôle de beau garçons, elle a le même sourire qu’Ava Gardner, leur fille aurait été belle si elle n’était pas si petite/grande…).

Depuis, qu’il est devenu tronc, son voisin le rase chaque jour. Le matin et le soir, il retrouve R dans son appartement, aère la chambre et la cuisine, fait un peu de ménage, prend l’apéritif.

R lui raconte ses souvenirs, les acteurs qu’il aurait pu croiser, les concours de natation qu’il aurait pu gagner et combien les femmes étaient élégantes aux champs de course à Alger.

Le voisin de R ne voit plus son père depuis vingt ans. 

Il était ouvrier à Besançon. 

Ils se sont fâchés. Il n’a jamais pu nous dire pourquoi.

Ils se sont si peu parlé.

Carine B.

Tronc – leçon de séduction #1

Aujourd’hui elle a rendez-vous.

Non, pardon ce n’est pas un rendez-vous, c’est une séance de travail.

Comment habiller ce fameux tronc ?

pas de décolleté – à son âge on verrait les plissures entre les seins.

Elle choisit cet adorable petit pull noir, ras du cou et elle l’ajuste d’un collier de perles dorées que sa fille lui a rapporté de Marseille.

Le regard se fixera sur le collier qui illuminera sa peau, qui…

Parfait. Tout sera dans les regards

Dans son sourire – qu’elle n’a jamais aimé.

Du rouge et du noir. Le rouge et le noir.

Il est si beau, elle le retrouve, mais encore plus séduisant dans son t-shirt que dans ce costume professionnel qu’il portait quand il n’était pas encore un tronc.

Il s’approche tout près de l’écran. Privilège de l’âge. Ce tronc viril ne doute pas de ses rides, de ses tâches sur la peau, de ce qui s’affaisse.

Elle, elle retient son tronc le plus loin possible de l’écran, passe la main dans ses cheveux, glisse son stylo doré entre les lèvres.

Tout n’est pas dans le tronc, se rassure-t-elle.

Et elle l’époustoufle à nouveau avec ce conseil stratégique, cet atout politique caché qui le fera gagner.

Il lui sourit. Ils se retrouvent. C’est une séance strictement professionnelle. Un rendez-vous. 

Carine B.

Choses qu’on veut faire après le confinement

Un grand repas dans le jardin familial

Serrer ses proches dans ses bras

Une grillade avec les amis

Aller ensemble quelque part (ailleurs)

La tournée des terrasses 

Reprendre la grimpe

Un voyage en train

Baignade et bronzette sur la pelouse de Cully ou de Paudex

Choses qu’on ne veut plus faire après le confinement

Porter à nouveau un soutien-gorge

S’arrêter avec consternation devant les rayons de PQ vides

Subir les regards méfiants des passants

Choses qu’on veut garder du confinement

Prendre soin de ses plantes

Les poèmes qu’on a appris par coeur

Appeler plus souvent ses grands-mères

Ecrire régulièrement

Essayer des recettes qu’on croyait hors de notre portée

Prendre le temps

L’envie de faire des projets et de les réaliser

Soutenir les commerçants locaux

Le souvenir de cette expérience

Louise B.

Nous avons acheté des provisions

Nous avons acheté des provisions et nous sommes rentrés chez nous. Nous avons fermé la porte. Nous nous sommes lavé les mains, plusieurs fois. Nous avons regardé nos écrans avec anxiété. Nous avons fait de la gym sur nos petits tapis. Nous avons passé beaucoup de temps à organiser, adapter et rassurer. Nous avons téléchargé Zoom, Skype et Discord. Nous avons lu L’Univers à portée de main et Ilska et d’autres encore. Nous avons écrit. Nous avons regardé Tiger King et des tas de statistiques. Nous avons eu du mal à dormir. Nous sommes allés marcher pour nous fatiguer. Nous avons cuisiné, nous avons fait notre propre pain et de la compote quand la saison de la rhubarbe est arrivée. Nous avons écrit beaucoup de mails et nous avons vu nos collègues, nos élèves et nos amis dans de petits rectangles virtuels. Nous avons hésiter à acheter, fabriquer et porter un masque. Nous avons trié nos objets et nos habits. Nous avons fait des listes et calculé notre budget. Nous avons changé nos habitudes. Nous avons gardé nos habitudes. Nous nous sommes habitués à nos habitudes. Nous nous sommes vus, à deux mètres de distance. Nous avons bu du champagne dans un parc pour fêter les 25 ans de notre frère et dans une cour pour l’anniversaire de notre grand-mère. Nous avons relevé notre voisine qui était tombée dans l’ascenseur. Nous avons espéré ne pas lui avoir transmis le virus. Nous avons distribué des légumes et des biscuits à notre entourage, aussi des livres parfois. Nous avons déposé des petits cadeaux dans les boîtes à lait. Nous avons commandé du vin. Nous avons bu du vin. Nous nous sommes connectés à des sites sur lesquels nous n’étions jamais allés. Nous avons vu des spectacles depuis notre salon. Nous avons parlé, parlé, parlé dans nos téléphones et à nos ordinateurs. Nous nous sommes tus et nous avons écouté le silence.

Louise B.

L’heure de sortie

C’est l’heure de sortie pour le petit garçon du 3ème.

Il a quatre ans et tous les après-midis entre 15h et 16h il joue dans la cour.

Sa grand-mère le surveille : elle profite pour faire quelques exercices avec les bras, histoire de garder la forme.

Elle mime la gestuelle convenue des policiers : stop, avance, c’est vert…

Tout est ennui.

Le casque du gamin sur son tricycle en bois est absurde de sécurité.

A ce moment le soleil joue avec la barrière qui longe la cour.

Et l’ombre projetée devient un rail sous les roues de l’enfant.

Il crie : grand-maman fais attention au train…

Grace L.

4 20 20, d’un jet.

La place numéro 24 vue du 4ème est occupée par un véhicule mi-limousine, mi-utilitaire. Blanc, 4 portes, traversé par 3 lignes noires sur le toit, servant à transporter des choses ou qui pourrait servir à transporter des choses.

Le propriétaire est un monsieur âgé à chapeau qui possède aussi un chien. Ou serait-ce la possession de sa femme qui passe de main en main, hydro-alcoolisées ?

L’autre jour, sous mes yeux qui se sont ébahis, monsieur a frotté avec son doigt une tache sur le capot avant parqué côté trottoir.

La tache ne semblait pas partir alors il a léché son doigt et recommencé l’opération. Il l’a encore fait sur deux ou trois spots. 

Désormais et depuis, le véhicule est parqué au même endroit mais à l’extrême du marquage au sol, côté route. De sorte qu’entre le capot avant et le trottoir il y a presque un mètre. 

Les passants souillent donc moins l’avant du véhicule qui n’a pas bougé depuis.

Le monsieur non plus d’ailleurs, je ne l’ai plus revu.

Christine G., de Nyon, confinée à Genève

Dialogue de sourd

Le 13 mars, notre ami D (79 ans) s’est réveillé complètement sourd. 

Hier il est venu manger avec sa femme. Nous communiquons avec lui en écrivant nos propos sur un petit carnet . Voici:

J’ai croisé Olivier, cet après-midi, il m’a demandé de tes nouvelles.

Essaie d’aller ailleurs: bord du lac, parc de Milan, d’autres parcs…

Le principal c’est que tu sois là

Marc s’est laissé pousser la barbe

Un voisin l’aide, il a un congélateur rempli de produits Piccard.

Philippe craint de ne pas pouvoir revenir d’Annemasse

Carine est entrain d’organiser mes 60 ans

Tu regarderas le grill, tu pourrais t’acheter le même

Je dis que tu as un solide appétit, ces temps…

C’est l’effet du confinement

86 ans, la moyenne d’âge des gens décédés

Oui mais ce sont des exceptions

Connais-tu les deux frères journalistes M et M, ils sont décédés

Lis-tu la rubrique de Florence Aubenas dans Le Monde?

Ne sois pas trop sévère avec toi tout-de-même

Les croûtes de fromage m’immunisent contre le Covid

Comment as-tu reconnu que c’est une pipe appenzelloise ?

Philippe dit qu’il dort trop, 10h

Les pères de Philippe et Carine pareils, 10h de sommeil

Mon rêve, les caves d’Ecosse

On a l’expérience par rapport à nos métiers obsolètes

Consterné ou concerné ?

Carine B.

Tout dire! #3

Fuyez pauvres fous ! Abrutis qui ne comprenez pas les mesures ! Partez sur une autre planète qui n’est pas la mienne ! Ne profitez pas de ce que la vie nous offre de bon ! Loin ! Loin des personnes que j’aime ! Partez et ne revenez jamais ! Un jour, apprenez de vos erreurs et pour les plus cons ce monde n’est plus le vôtre ! Covid-19 je t’inclus dans mes ordres ! Ne reviens jamais ! Fuis ! Ne t’attache pas aux personnes que j’aime ! Soit l’erreur qui soit effacé à jamais une fois que tous auront compris ! Soit le bug 404 que nous n’aimons pas voir mais pour lequel nous trouvons toujours une solution ! Reste à la version 0.5 de ton programme qui ne verra jamais une version améliorée de toi-même ! Fuis, fuis et ne reviens plus jamais !

Matthieu J.

Le cirque ambulant

Cela se passe ce vendredi saint, dans une forêt proche de Pampigny, où est née mon amie M.

Nous avions marché bien dix milles pas avant de trouver la petite cabane.

– Tu vois c’est là que nous venions pour les fêtes de famille. Nos appartements étaient trop petits pour nous réunir.

Nous préparons le feu, sortons les grillades. La salade. Et le vin.

Le chant des oiseaux retrouvé, le bruissement des feuilles des ormes, un magnifique silence vivant.

Et soudain un bruit d’haut parleur, lointain – un peu comme les annonces d’un cirque ambulant en Italie dans les années 60, criées dans des portes-voix

Le bruit métallique s’amplifie et vient hurler à nos oreilles.

– Si tu t’imagines que l’économie mondiale va se plier, tu te trompes, ils l’ont dit ce matin….

Deux cavaliers, un homme et une femme avec un petit chien qui court devant. Ils se parlent à travers la fonction haut-parleur de leur iPhone.

– J’ai toujours détesté les cavaliers, cette manière de nous regarder de haut, mais là cette arrogance, c’est grotesque, me dit M.

Carine B.